FASCICULE 2
IL EST IMPOSSIBLE DE CHANTER SA LIBERTE
DANS LA MA LANGUE D’AUTRUI
LE ROLE DES
LANGUES NATIONALES DANS LA RENAISSANCE AFRICAINE : LE CAS DE LA COTE
D’IVOIRE
Les PPA, les Presses Per Ankh d’Abidjan, Décembre 2011
DISCOURS INTRODUCTIF DE TRAORE A.
JEAN JACQUES
CONFERENCE DU PROFESSEUR KOUADIO
NGUESSAN JEREMIE
PHOTO
Photo
de couverture
Le grand savant africain Frédéric
Bruly Bouabré devant son
célèbre « alphabet de l’Afrique de l’Ouest » est également
auteur d’une encyclopédie des "Connaissances du monde". Dans
les années 1950, Frédéric Bruly Bouabré, originaire de Lôkhada (traduit par Côte
d’Ivoire par les français) décide d'inventer une écriture à partir d’une langue
africaine. Pour créer son alphabet, il extrait de la langue bété 400 mots
monosyllabiques et les représente sous forme de pictogrammes.
TRAORE Adama J– J, Président de l’Association Kemetmaat
Présentation : Six mois après sa
création, l’association culturelle Kemet Maat organise une conférence – débat dans l’enceinte du GRTO (groupe de recherche
sur la tradition orale) à Cocody sur le
thème « Le rôle des langues
nationales dans la renaissance Africaine, le cas de la Côte d’Ivoire ». Le
conférencier est le Professeur Jérémie Kouadio Nguessan de l’Université de
Cocody. Il s’agit de la première « sortie publique » de l’Association
mais également de la première manifestation commémorative du cinquantenaire
de l’indépendance organisée en Lôkhoda
(traduit par Côte d’Ivoire par les français). Devant une centaine d’invités ;
enseignants, chercheurs, hommes et femmes de culture, le président de
l’association, Jean – Jacques TRAORE prononce l’allocution d’ouverture. Il y
rappelle les buts de l’association, le sens de sa dénomination, les raisons de
la conférence et interpelle les autorités sur la place que devrait occuper nos
langues nationales dans la vie sociale et en particulier dans l’enseignement.
L’éditeur
Mesdames, Messieurs les Ministres,
Messieurs le représentant du président
de l’Assemblée Nationale ; Monsieur le député Diomandé Maméri,
Monsieur de Député de Cocody, Jacques
Andoh
Mesdames et Messieurs, Les responsables
de Associations,
Mesdames et Messieurs,
Au
nom de l’Association KEMETMAAT, je voudrais vous remercier d’avoir répondu en
grand nombre, et en qualité, à notre invitation, pour prendre part à cette
conférence inaugurale en prélude au cinquantenaire de l’indépendance de la Côte d’Ivoire.
Mesdames et Messieurs,
Je
voudrais avant tout propos, remercier le
Professeur Zadi Zaourou, pour avoir accepté de nous faire l’honneur de
présider cette conférence.
En
portant notre choix sur votre personne, Professeur, nous avons voulu rendre
hommage à l’un des plus grands intellectuels engagés de la Côte d’Ivoire indépendante.
Vous
êtes en effet, de ceux qui n’ont jamais cessé de se battre pour l’affirmation
de la côte d’Ivoire en tant que nation souveraine.
Professeur
Zadi Zaourou, nous sommes reconnaissants de ce travail accompli et vous
remercions encore de présider cette manifestation.
Mesdames et Messieurs, permettez-moi de présenter en deux mots,
l’Association Kemet Maat, qui vous remercie infiniment d’être venus échanger
avec elle, autour de préoccupations que nous croyons particulièrement
importantes, en cette phase particulière de notre histoire nationale.
La
dénomination Kemetmaat est composé de deux mots : KEMET et MAAT. Kemet est
le nom par lequel, les KAMIT désignaient leur pays. Dans la langue des Kamit,
Kemet signifiait « la civilisation noire », ou le « pays des
Noirs ».
Les
mots Egypte et Egyptien, sont des noms utilisés par les Grecs, en lieu et
place, respectivement de kemet et kamit.MAAT
est la déesse Kamit de la Vérité et de la Justice, représentée par une femme
portant sur la tête, une plume d’autruche. Principe de toute chose, elle
incarne l’équilibre cosmique, l’ordre universel. Toute nation doit être
gouvernée selon Maat, comme tout homme doit agir selon maat.
La
déesse Maat ; incarnation de la
justice, de l'équité et de la vérité, elle est la norme qui régit l'ordre cosmique
voulu par le démiurge lors de la création du monde. Son nom signifie
précisément "justice ", "équité " et "vérité ".
Maât est le principe qui équilibre le monde et qui permet aux dieux et aux
hommes d'exister.
A
travers l’appellation « Kemet Maat », nous marquons, d’une part –
avec le mot Kemet-, notre volonté de redevenir notre propre centre en nous
nommant nous-mêmes, et en gardant le lien avec nos ancêtres, et d’autre part-
avec Maat-, en assumant notre héritage philosophique et spirituel.
Comme
structure, Kemetmaat est une organisation à caractère culturel, régie par la
loi de 1960, relative aux associations. Son but principal est de contribuer à la Renaissance Africaine,
à travers notamment, la connaissance de notre véritable histoire et la
valorisation des langues et des cultures
nationales, d’une façon générale.
Pour
atteindre ce but, Kemetmaat s’appuie, d’une part, sur l’ensemble des
instruments juridiques disponibles au niveau de l’ONU, de l’Unesco, de l’UA et
de la République
de Côte d’Ivoire.
La Charte de la Renaissance Culturelle
Africaine de l’UA, signée le 24 janvier 2006 à Khartoum, au Soudan, demeure
pour nous, incontestablement, l’instrument le plus important, relativement
aux questions précises de l’histoire et
des langues nationales.
Pour
Kemetmaat, la nécessité de connaître notre histoire et de développer nos
langues nationales ne se discute plus, depuis la publication de « Nations
Nègres et Culture », en 1954, par Cheick Anta Diop.
Quand
un peuple a voulu en dominer un autre, ce qu’il a toujours fait, c’est de
chercher à s’emparer de l’esprit de
celui-ci, ou à s’imposer à lui en son
esprit. La domination culturelle est la base de toute domination.
L’action
de Kemet Maat vise à contribuer à une décolonisation de notre esprit et de
notre génie qui, ainsi affranchis, pourraient mieux s’investir dans le
développement de nos cultures et nos
langues.
Notre
souci est de faire en sorte que, dans la pratique, les populations de notre
pays, se réapproprient leurs langues et leurs cultures, sans être obligé de
passer par une expression étrangère, pour vivre leur modernité.
Mesdames et Messieurs,
Au-delà
de toutes les actions quotidiennes que conduit KemetMaat, le Cinquantenaire de
l’indépendance, dont nous saluons l’initiative de l’organisation annoncée par
le gouvernement, nous offre l’occasion
de faire l’état des lieux, 50 ans après l’accession de notre pays à la
souveraineté. Où en sommes-nous ? Notre pays et son peuple sont ils plus libres
qu’avant ? La Côte d’Ivoire dispose
elle de moyen légitime de l’affirmation de sa souveraineté ? Qu’est-ce afin que l’indépendance nationale ?
Pour
nous, l’indépendance est certes politique et institutionnelle mais elle est
aussi et surtout idéologique et culturel, économique et monétaire, énergétique
et militaire.
Notre
organisation entend s’interroger plus particulièrement sur la question de
l’indépendance culturelle et idéologique qui est naturellement son domaine de
prédilection, afin de mieux ouvrir les perspectives nouvelles pour notre
renaissance. Pour
répondre à toutes ces questions, Kemetmaat met en place un programme d’une
année, qui s’étendra du 7 août 2009 au 7 août 2010, avec une série de
conférences-débats, de colloques, d’ateliers, de caravanes et d’autres actions.
C’est donc
en prélude à ce programme que nous
organisons, aujourd’hui, la présente conférence inaugurale, dont la pertinence
du thème n’est plus à démontrer : « Le
rôle des langues nationales dans la Renaissance africaine, le cas de la Côte D’Ivoire ».
Et
c’est tout naturellement, que nous avons demandé au Professeur KOUADIO NGUESSAN
Jérémie, dont nous laissons le soin au modérateur de présenter le brillant
cursus de linguiste émérite, connu et reconnu de tous, de nous ouvrir le débat
sur cette question fondamentale, un de ces nombreux défis existentiels, qui
restent encore hélas, à relever dans
notre pays.
Notre
objectif, en organisant cette conférence,
est de sensibiliser les autorités et les populations sur la place que
devraient occuper nos langues nationales
dans notre société. Nous osons croire que la facilité avec laquelle nous
renonçons souvent à nos cultures et nos
langues, n’est due qu’à notre ignorance des enjeux qui les impliquent, et non à une option prise en bonne connaissance
de cause. L’espoir reste toujours permis, à condition de nous donner les moyens
de mobiliser autour de la même cause, toutes nos intelligences et nos volontés.
Dans
cette perspective, KemetMaat compte, certes, sur l’engagement de ses membres,
mais également, et d’une façon générale, sur toute personne physique ou morale
soucieuse du devenir prospère des cultures et des langues de notre pays.
Nous
nous félicitons de savoir que nous ne sommes pas seuls sur ce chemin, et
remercions ceux de nos compatriotes qui sont sur la même voie, pour mener un de
ces combats qui vaillent.
Mesdames et Messieurs,
Encore
une fois, merci d’être présents. Merci de contribuer à rehausser la qualité des
échanges.
Je
vous remercie de votre attention !
Pr. KOUADIO N’GUESSAN Jérémie
Professeur titulaire de lettre, Doyen de l’UFR Langues,
Littératures et Civilisations à l’Université de Cocody-Abidjan.
kouadinj@yahoo.fr
Présentation
L’auteur montre que l’Afrique à besoin de la
renaissance pour ce se relever. Cette renaissance ne ressemble pas à la
renaissance européenne en ce qu’elle n’est pas continuité mais rupture,
« révolution ». La langue constitue un des instruments de
libération de l’esprit. Au delà de l’aspect communicationnel, la langue est
pour un peuple, la vie même de ce peuple, avec son passé, sa mémoire, bref sa
culture. L’auteur propose trois tâches à réaliser pour faire de la langue un
vecteur de la renaissance africaine ; la proclamation de l’origine commune
des langues ivoiriennes, L’institution d’un jour ou d’une semaine des langues et des peuples, la vulgarisation
et la prise en charge collective des travaux scientifiques.
Le contexte
Avant de commencer, il ne
paraît pas inutile de situer le contexte général où nous nous trouvons au
moment où nous nous posons la question
du rôle des langues nationales dans la renaissance africaine. Voilà ce contexte
présenté en quelques mots : nous sommes en 2009, c’est-à-dire au 21è siècle.
Depuis au moins le milieu du 18 è siècle, même avant, toutes les connaissances
acquises par l’intermédiaire de l’institution qui s’appelle « école »
se font à travers quelques langues du monde que sont l’anglais, le français,
l’arabe, l’espagnol, le mandarin, le japonais, le russe et quelques
autres ; en gros une cinquantaine de langues sur les 6000 langues que
compte le monde (vous voyez que je n’ai cité aucune langue africaine);
nous sommes en plein dans la mondialisation à propos de laquelle on utilise
très souvent l’expression de « village planétaire », village dans
lequel cependant une partie du monde
continue de dominer culturellement et économiquement l’autre partie, même si
par la force des choses, certains peuples, naguère dominés, le sont moins
aujourd’hui et deviennent eux aussi dominateurs. Pour l’Afrique, rien ne semble
avoir changé, surtout pour l’Afrique Subsaharienne et les choses semblent
plutôt aller de mal en pis. En effet la plupart des pays de cette partie de
l’Afrique, pour ne pas dire la quasi totalité, sont affublés de qualificatifs
qui sont autant de stigmates ; selon le temps qui fait on les a appelés
pays sous-développés (PSD), puis pays en voie de développement (PVD), ensuite
pays les moins avancés (PMA). A cette série de vocables-masques on vient
d’ajouter un dernier avatar, PPTE (pays pauvres très endettés), sigle d’autant
plus difficile à prononcer qu’il ne sent pas bon ! Mais il va falloir nous
y habituer !
Voilà le contexte dans
lequel a lieu notre causerie de cet après-midi.
Je voudrais à présent vous
présenter une sorte de fil conducteur de ma réflexion, pour ne pas utiliser un
grand mot comme « plan » :
après avoir dit ce que je pense du mot « renaissance », je
tenterai de répondre aux trois questions suivantes :
-
Pourquoi
l’Afrique a-t-elle un besoin urgent de renaissance ?
-
Pourquoi les
langues nationales sont-elles des vecteurs primordiaux de cette renaissance
-
Enfin comment,
pour ce qui est de notre pays, faire pour que nos langues redeviennent les
instruments privilégiés de cette renaissance ?
Commençons par quelques
commentaires sur le mot « renaissance ». D’abord est-ce que nous
l’écrivons avec un R majuscule ou le
contraire ? Si nous choisissons de l’écrire avec une majuscule, ce serait
un clin d’œil à une période historique, qui n’a pas été nôtre, mais dont nous
avons été d’abord des victimes collatérales avant d’en être les principales
victimes (traire négrière et colonisation). Nous ferions alors allusion à ce
vaste mouvement de renouvellement des idées qui naquit en Europe et a duré du XVIe
à la fin du XIVe : période des « grandes découvertes »: ce sont
les débuts du capitalisme, du nouvel esprit scientifique, de la réforme
religieuse, toutes choses qui vont bouleverser l’Europe et le monde. Mais ce
n’est pas de cette renaissance qu’il s’agit même si l’Afrique peut s’en
inspirer, parce que la
Renaissance italienne, d’abord, et française, ensuite, a été certes
un puissant mouvement de renouvellement des idées et des arts, mais elle
s’inscrivait dans une continuité de l’évolution naturelle de idées et des arts
en Europe depuis l’Antiquité classique. Alors que chez nous, aujourd’hui,
renaissance doit rimer avec révolution avec ce que cela suppose de rupture et
de douloureux, mais salutaires, mis en cause. Nous écrirons donc le mot avec un
r minuscule pour lui conserver ce
côté dynamique et volontariste d’un processus à enclencher. Renaissance, c’est
donc le substantif issu de renaître et
qui signifie régénération, le fait de revivre, de ne plus être en danger de
mort. Renaître, c’est revenir à un état après avoir connu une situation, une
condition comparable à la mort. Alors pourquoi l’Afrique doit-elle
renaître ?
Je fais remarquer qu’il ne
s’agit nullement d’une question nouvelle ; elle a été mille fois débattue
par des intellectuels africains et d’autres et continue de l’être. Mais comme
on dit chez nous , quand on a pas fini de marcher, on arrête pas de balancer
les bras. Sans m’y étendre, je vais me contenter de rappeler quelques repères
historiques et idéologiques pour éclairer la situation présente. Dans le violent choc culturel et physique
qu’a constitué la rencontre de l’Occident avec l’Afrique, cette dernière
(l’Afrique noire surtout) a été tout de suite considérée comme un désert
linguistique et culturel, sorte de condamnation originelle et préalable
proférée par l’autre comme on jette un sort. Tout est parti de là et nous n’en
avons pas fini avec les conséquences. Pour faire bref, La Culture et La Civilisation étaient
l’apanage de l’Occident, l’Afrique, elle, devait accepter cette civilisation et
cette culture et ce n’était pas à prendre ou à laisser ! La suite de ce
marché inégal et cruel, on la connaît : par l’école, l’Europe impose ses
langues, son mode de vie, son modèle de société. Dans la foulée, elle exporte
massivement sa technologie dont la supériorité est incontestable. Ainsi sur les
plans politique, social, culturel et psychologique, les langues de l’Europe,
son modèle de civilisation deviennent les références pour les peuples
africains. Dès lors, et depuis au moins trois siècles, les Africains sont
ballotés entre un réel désir de fidélité aux cultures originelles et une non
moins ardente envie d’épouser absolument la nouvelle culture imposée. Comme
j’ai dit que je ne serai pas long sur ce chapitre, je m’en vais citer un
passage du fameux discours que Nicolas Sarkozy a prononcé le 26 juillet 2007 à
l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar à destination de la jeunesse africaine.
(bref commentaire) : « Les
Européens sont venus en Afrique en conquérants. Ils ont pris la terre de vos
ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues, les croyances, les coutumes de
vos pères. Ils ont dit à vos pères ce qu’ils devaient penser, ce qu’ils
devaient croire, ce qu’ils devaient faire. Ils ont coupé vos pères de leur
passé, ils leur ont arraché leur âme et leurs racines. […]. Ils n’ont pas vu la
profondeur et la richesse de l’âme africaine. Ils ont cru qu’ils étaient
supérieurs […].
A partir de cette rencontre
si bien résumée par le président français, digne héritier de la France impériale et
colonialiste, l’Afrique perdit l’initiative de sa propre histoire, la maîtrise
de son destin. De là est né un faisceau de complexes qui ont assailli et
continuent d’assaillir l’ Africain. Citons en quelques uns :
-
Le complexe de
l’histoire, consécutif à la confiscation de son histoire par les autres ;
-
Le complexe de la
connaissance, consécutif à la confiscation de la connaissance par les
autres ;
-
Le complexe de
l’intelligence consécutif à la confiscation de l’intelligence par les mêmes
autres ;
-
Le complexe de
l’origine ;
-
Le complexe de la
civilisation et de la culture : il s’agit de faire croire à l’Africain
qu’il n’a généré aucune civilisation ou culture marquante ;
-
Le complexe de la
religion : il s’agit de faire croire aux Africains que leurs religions ou
traditions sont inférieures et néfastes et les amener à adopter les religions
des dominants ;
-
Le complexe de la
couleur : il s’agit de faire croire à l’Africain que la couleur
« noire » de sa peau est la couleur de tous les malheurs ;
-
Le complexe de la
langue : il s’agit de conduire l’Africain à accepter la thèse selon
laquelle les langues africaines manifestent une grande faiblesse de l’esprit et
sont inaptes à l’abstraction et inadaptées à l’enseignement.
Pour ce qui est du dernier
« complexe », le complexe linguistique, voici ce que le linguiste
Pierre Alexandre écrit à propos de la politique coloniale française en matière
d’éducation et d’administration en Afrique (Pierre Alexandre (1967) : Langues et Langage en Afrique noire,
Payot, Paris) : « Cette
politique est facile à décrire : c’est celle de François 1er,
de Richelieu et de Jules Ferry. Une seule langue est enseignée dans les écoles,
admise dans les tribunaux, utilisée dans l’administration : le français
tel que défini par les avis de l’Académie et les décrets du ministre de
l’Instruction. Toutes les autres langues ne sont que folklore, tutu, panpan,
obscurantisme, biniou et bourrée ; et ferments de désintégration de la République ».
Tout cela accumulé a
constitué et constitue encore une lourde menace pour l’Afrique. Reprendre donc
l’initiative de l’histoire par la réappropriation de la matière confisquée et
la libération de l’Esprit emmailloté et incarcéré, tel est l’impérieux devoir
qui incombe aux peuples africains et la tâche qu’ils doivent conduire afin
d’accéder au statut de citoyen à part entière d’un monde en globalisation. En
somme l’Afrique doit retrouver ce que Karl Marx, Lénine et Engels (dans la « Phénoménologie de l’Esprit ») ont
appelé « la conscience de Soi en
Soi pour Soi ». Et parmi les instruments de libération de l’esprit, se
trouve en bonne place la langue. Ceci nous amène naturellement à notre deuxième
question : pourquoi les langues nationales sont-elles des vecteurs
primordiaux de cette renaissance ?
La réponse à cette question
réside dans la réponse à cette autre : Qu’est-ce que c’est que la
langue ?
La langue, pour parler
comme les linguistes, « est un instrument de communication, un système de
signes vocaux spécifiques aux membres d’une communauté ». Mais la langue
est bien plus et ne peut pas être réduite à un code mécanique et
désincarné ; elle est, pour un peuple, une ethnie, la vie même de ce
peuple, de cette ethnie, avec son passé, ses sensibilités, ses pratiques
particulières, sa mémoire collective, en un mot, sa culture. On ajoute même, et
avec raison, que le langage affecte la cognition de façon déterminante. Ainsi,
le cadre de la perception du monde de ce peuple, ses activités intellectuelles
pour lire ce monde sont largement tributaires des structures de sa langue.
Voilà pourquoi l’on entend souvent cette phrase en forme de sentence :
« Perdre sa langue, pour un peuple, est une terrible aliénation »
Mais l’Afrique noire dans
son ensemble, depuis sa rencontre brutale avec l’Occident, rencontre dont j’ai parlé plus haut, vit sous
« embargo linguistique ». Elle est ainsi privée pour l’essentiel de
la jouissance pleine et entière de cet important patrimoine qui est relégué au
rang de folklore. Dans ce domaine, comme dans d’autres, l’Afrique et les
Africains semblent avoir perdu l’initiative de leur propre destin.
Puisque aujourd’hui il est
partout question de la renaissance de l’Afrique, nous voulons, à partir de
l’exemple prototypique de la Côte
d’Ivoire, montrer le rôle essentiel que pourraient jouer les langues nationale
dans ce processus de renaissance. Nous répondrons principalement à la
question : comment faire ?
Mais avant, il nous faut
déboulonner un certain nombre de vieux canards qui ont la vie dure et qui sont
autant d’erreurs que de préjugés à l’encontre des langues africaines.
Premier
canard à déboulonner : les
langues africaines n’ont pas de grammaires ! De graves imbéciles
parfois se considérant comme savants continuent à affirmer que ces
« dialectes » n’ont pas de grammaire ! Vieille ignorance qui
fait procéder les règles de fonctionnement d’une langue des règles de grammaire
explicitées et écrites. Puisque les langues africaines ne sont pas écrites,
donc elles n’ont pas de grammaire ! On peut se demander comment
faisons-nous pour communiquer entre nous ! C’est à croire qu’à la place de
têtes, nous avons de puissants ordinateurs, puisque aussi bien nous sommes capables
de donner un sens à des mots et à des énoncés émis dans un désordre
indescriptible ! Balivernes que tout cela!
Deuxième canard : en Afrique, il n’y a pas de langues, il
n’y a que des dialectes :
Affirmer cela c’est parler dans le vide, c’est proférer une hérésie et
faire preuve d’inculture: un dialecte est une variante régionale
d’une langue, c’est tout. Si nous prenons l’exemple de la langue bété, les
différents parlers de Gagnoa, de Soubré, ou de Daloa en sont des dialectes,
c’est-à-dire des variantes régionales de la langue bété.
Troisième
canard : les langues
africaines sont pauvres et ne sont pas aptes à l’expression des idées
scientifiques. Voilà un autre cliché qui a la vie dure et que même les
Africains qui parlent pourtant ces langues ont intériorisé ! Les langues
évoluent, mais n’évoluent pas seules et dans beaucoup de cas, l’homme a aidé la
langue à évoluer. L’enrichissement de nos langues est donc nécessaire comme
cela se passe pour toutes les langues du monde. Une langue, nous le savons, ne
peut jamais exprimer, sans modification expresse, que le contexte dans lequel
elle est utilisée. Quand ce contexte change, la langue s’adapte. Aujourd’hui
par exemple, de nouveaux vocabulaires peuplent le français : informatique,
robotique, télématique, etc., tous mots créés pour répondre aux nouveaux
besoins pour le français de nommer de nouveaux concepts. Et cela est possible
dans nos langues (cf. Annexe1).
Quatrième canard : les langues
africaines n’ont pas de termes abstraits ou génériques. Or les mots ou les
expressions de ce type abondent dans nos langues. Ce qui manque en général aux
langues africaines, ce n’est pas le vocabulaire abstrait, mais le vocabulaire
de l’abstraction et nous en sommes conscients. Un exemple à propos de
l’opposition concret/abstrait : le cas de la comparaison de
supériorité : le français dira : « X est plus beau que Y »,
dans la plupart des langues africaines la même idée se dit par l’expression
« X est supérieur à Y en beauté ». Entre les deux expressions, la
française est bien plus concrète. Un autre exemple à propos du générique :
prenons la notion de « frère » ou de « sœur » : là où
le français n’a pas de terme générique pour désigner seulement la relation
entre deux individus sans précision de sexe, des langues comme le baoulé ou
l’agni ont un terme générique qui est en baoulé niaan. Si je dois
préciser le sexe, j’ajouterai bla ou yasua . Ce qui donnera niaan
bla pour « sœur »
et niaan
yasua pour « frère ».
Cinquième canard : On dit
également que les langues africaines sont simples. On part du postulat que, vu le niveau technique pas
très élevé des peuples africains, les langues pour exprimer ces cultures ne peuvent
être qu’élémentaires. En réalité, il n’y a pas de lien entre le niveau
technique des populations et la structure des langues. Les langues de
l’antiquité classique, grec et latin, de même que le russe moderne, ont une
grammaire plus complexe que l’anglais et le français modernes. En Afrique
centrale, à proximité de l’équateur, on trouve des langues de structures très
simple comme le ngbaka, et des
langues qui figurent parmi les plus complexes du monde comme le rwanda. En Côte d’Ivoire même, l’ega avec ses douze classes nominales
fait partie également des langues complexes (cf Annexe 2).
Après
avoir, je l’espère, aidé à déboulonner un certain nombre de vieux volatiles, il
me reste à lister les tâches qui doivent
nous permettre de faire des langues nationales des vecteurs essentiels de la
renaissance ivoirienne.
Première tâche : la proclamation de l’origine commune des
langues ivoiriennes
On sait que les langues évoluent et changent dans
l’espace et le temps. Une même langue peut au cours du temps se diversifier et
donner naissance à plusieurs langues. Ainsi le latin en évoluant différemment
suivant les régions a donné naissance aux langues romanes : italien,
français, roumain, espagnol, catalan, portugais, etc. De même les langues
germaniques (anglais, allemand, flamand, suédois, norvégien, danois, etc.) ont
une origine commune. Les études linguistiques du 19e siècle ont
permis de découvrir que de nombreuses langues d’Europe, d’Iran et d’Inde
étaient apparentées et formaient une grande famille appelée
« indo-européen » dont l’origine remonte à plus de 5000 ans et qui
s’est subdivisée en plusieurs branches : slave, germanique, romane, celte,
indo-iranien, grec, latin, etc. qui ont ensuite donné naissances à de
nombreuses langues. De même en Afrique, des études linguistiques menées depuis
un siècle ont permis de découvrir que toutes les langues d’Afrique
appartiennent à quatre familles, le Khoi-san,
l’Afro-asiatique, le Nilo-saharien et
le Niger-Congo (cf. Annexe 3)
La plus importante de ces
familles est le Niger-Congo qui s’étend
du Sénégal (wolof, peul, sérère…) au Zambèse (swahili, zoulou…). Elle se divise
en plusieurs branches : Atlantique, Mandé, Kru, Kwa, Gur, Adamawa, Bantou.
etc.
Quatre branches de cette
famille sont représentées en Côte d’Ivoire (cf. Annexe 4). Ce sont :
La branche
Gur
La branche
Mande, divisé en mande-nord et mande-sur
La branche
KRU
La branche
KWA
Mais au delà de sa grande
diversité apparente, la Côte
d’Ivoire manifeste une unité d’origine de ses langues puisque, nous l’avons vu,
elles appartiennent toutes à la famille Niger-Congo. Même si ces langues sont
actuellement très différentes en surface, elles présentent de nombreuses
affinités de structures et de vocabulaire qui résultent de leur origine
commune. En outre, si le fait de savoir que toutes les langues de Côte d’Ivoire
sont apparentées offre peu d’intérêt pratique, il n’est cependant pas
indifférent du point de vue de la conscience nationale, car cette communauté
d’origine des langues reflètent probablement une communauté d’origine des
peuples et une fraternité ancrée très loin dans le temps. C’est ici que les
résultats du travail des linguistes peuvent aider à consolider le sentiment
d’appartenance à une même nation des peuples apparemment si divers. Je voudrais
le dire haut et fort : après que, pendant des décennies, on a insisté
lourdement sur la diversité linguistique et ethnique de notre pays, on devrait
pouvoir aujourd’hui inverser les choses et, en tenant compte des résultats de
la recherche, insister tout aussi lourdement, sans démagogie aucune, pour
proclamer que tous les peuples qui habitent notre territoire (et même au-delà)
sont des peuples cousins, parce que probablement d’origine commune.
Deuxième tâche : l’Etat doit
instituer une journée ou une semaine des langues et des peuples de Côte
d’Ivoire. Pourquoi ? Avec les
événements survenus ces dernières années chez nous, nous avons l’impression que
les peuples de Côte d’Ivoire vivent peut-être ensemble depuis des années, mais
en réalité ne se connaissent pas. Ils ne sont pas nombreux les Ivoiriens qui
sont capables de parler de la culture d’autres ethnies que de la leur sans
tomber dans le superficiel si ce n’est la caricature stigmatisante. Cette
journée ou cette semaine permettrait aux ethnies de Côte d’Ivoire de se découvrir
mutuellement. Ce serait l’occasion de formidables échanges au cours desquels on
ferait passer en priorité l’idée d’une
origine de ces peuples qui parlent des langues qui sont d’origines commune.
Troisième tâche : le travail entrepris par les instituts de recherche
comme l’ILA ou le GRTO doit bénéficier du soutien de l’Etat, car il est temps
que ces travaux sortent du domaine de la clandestinité pour une prise en charge
collective de notre patrimoine linguistique et culturel commun.
On doit encourager l’alphabétisation
dans les langues pour que l’on produise dans ces langues de la littérature et
des textes scientifiques.
Au bout de tout cela, le peuple de Côte
d’Ivoire devrait se retrouver et engager un vrai débat sur le devenir de ses
langues et trouver les modalités de les préserver. Il n’est pas exclu que
lorsque toutes les ethnies de Côte d’Ivoire se connaîtront mieux et
s’apprécieront, et qu’elles auront la conviction d’appartenir à la même nation
en construction, elles règleront de façon consensuelle la question de la ou des
langue(s) à promouvoir pour en faire un ou des moyen(s) plénier(s) de son
développement social, économique, politique et culturel en complémentarité avec
le français.
Conclusion
Après
avoir soulevé quelques problèmes pour nourrir le débat, je voudrais conclure en
citant ces paroles de notre regretté Professeur Joseph Ki-Zerbo à propos des
langues nationales : « Pour
repenser l’Etat à partir de la nature plurinationale des sociétés, écrit-il, il
faudrait à mon avis, revenir à l’alphabétisation et à la scolarisation dans les
langues maternelles africaines. Cela donnerait place à l’identité de
chacun ». Plus loin il poursuit « On appelle nos pays des pays francophones, anglophones ou lusophones
malgré le fait que jusqu’à 70 ou 80% des populations ne parlent pas ces
langues. 80% de la population sénégalaise parle le wolof. Pourtant on ne dit
pas que le Sénégal est wolofophone mais francophone.[…]. Le problème des
langues est fondamental parce qu’il touche à l’identité des peuples. Et l’identité
est nécessaire pour le développement comme pour la démocratie. Les langues
touchent aussi à la culture, aux problèmes de la nation, à la capacité
d’imaginer, à la créativité. Quand on répète dans une langue qui n’est pas
originellement la sienne, on a une expression mécanique et mimétique de soi,
sauf exceptions, (mais gouverne-t-on pour les exceptions ?). On ne fait
qu’imiter. Alors que quand on
s’exprime dans la langue maternelle, l’imagination est libérée. » Et
j’ajoute pour conclure définitivement cette fois-ci: chaque culture a le droit
d’échapper au regard homicide et cannibale des cultures de proie ; mais
elle a également le devoir de jeter des ponts qui la délivrent du ghetto et du
froid de la mort. La promotion des langues africaines constitue un de ces ponts.
Je vous remercie
1) Références
bibliographiques :
KI-ZERBO
Joseph, A quand l’Afrique ?
Entretien avec René Holensten,Editions d’en bas, l’Aube, Eburnie, Ganndal,
Jamana, Presses universitaires d’Afrique, Ruisseaux d’Afrique & Sankofa et
Gurli, 2003,
TERA
Kalilou et Touré Siaka, Propositions pour
la création d’un vocabulaire
scientifique
en jula, ACCT, ILA, 1983
GASSAMA
Makhily, L’Afrique répond à Nicolas
Sakozy. Contre le discours de Dakar,
Philippe Rey,2008.
2) Annexes :
Annexe
1 : L’enrichissement
des langues africaines: exemple du dioula. Comment procède-t-on?
a) Premièrement : on puise, dans le stock lexical
disponible un mot pour désigner l’objet ou le concept en question ;
b) Deuxièmement : quand on n’a pas trouvé un mot qui
convienne, on en crée un qui respecte de toute façon la structure de la langue
c) Troisièmement : on emprunte (si c’est nécessaire)
le terme à la langue de départ quitte à le plier au phonétisme de la langue d’accueil.
Les différents procédés :
a)
La composition :
Le
dioula, comme d’ailleurs toutes les langues ivoiriennes, offre une gamme variée
de possibilités de combinaisons :
Nom + Nom ® Nom,
Ex. : nEgE + so = cheval-fer = bicyclette
Annexe
2 : L’utilisation des tons à fonction
grammaticale :
Par exemple, c’est une commutation de ce type qui
apparaît lorsqu’on rapproche deux phrases bambara telles que :
----------·-------------------------
--·-------------·------·-----------
------------------------------------
--------------------------------·---
a ja
ci ku
nu‹ « il l’a envoyé hier »
----------·--------------------------
--·-------------------·--------------
-----------------·-------------------
--------------------------------·----
a ja
ci ku
nu‹ « il l’a brisé hier »
Cette commutation présente en effet les
caractéristiques suivantes :
-
dans le contexte envisagé, la commutation entre ci « envoyer » et ci
« briser » fait apparaître de façon stable (et en particulier,
indépendamment du phénomène intonatif) une différence de hauteur ;
-
le nombre de hauteurs tonales opposables dans ce contexte est
strictement limité, révélant ainsi le caractère discret des unités mises en
jeu ; précisément, quel que soit le verbe bambara monosyllabique qui
prenne dans ce contexte la place de ci
« envoyer » ou de ci
« briser », on obtiendra nécessairement, ou bien le même contour
tonal qu’avec « envoyer » (ainsi avec f¡
« dire », to « laisser », etc.), ou bien le même qu’avec
« briser » (ainsi avec ta « prendre », ko
« laver », etc.) ;
-
enfin, en reprenant dans d’autres contextes ces mêmes commutations, on
constate que de manière générale la commutation entre ci « envoyer » et ci
« briser » détermine régulièrement une différence de hauteur ou de
contour tonal – même si cette différence n’est pas toujours identique à celle
observée dans le premier contexte considéré ; par exemple :
----------·-------·------·-----------
--·-----------------------------------
---------------------------------·---
------------------------------------
a ma
ci ku
nu‹ « on ne l’a pas envoyé hier »
----------·--------------------------
--·---------------------·------------
-----------------·-------------------
--------------------------------·----
a ma
ci ku
nu‹ « on ne l’a brisé hier »
Ainsi donc le ton a une
valeur lexicale et grammaticale.
Annexe
3 : Les quatre familles
linguistiques africaines