mardi 22 janvier 2013

LE ROLE DES LANGUES NATIONALES DANS LA RENAISSANCE AFRICAINE



FASCICULE 2

IL EST IMPOSSIBLE DE CHANTER SA LIBERTE DANS LA MA LANGUE D’AUTRUI

LE ROLE DES LANGUES NATIONALES DANS LA RENAISSANCE AFRICAINE : LE CAS DE LA COTE D’IVOIRE

Les PPA, les Presses Per Ankh d’Abidjan, Décembre 2011



DISCOURS INTRODUCTIF DE TRAORE A.  JEAN JACQUES
CONFERENCE DU PROFESSEUR KOUADIO NGUESSAN JEREMIE
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Photo de couverture

Le grand savant africain Frédéric Bruly Bouabré devant son célèbre «  alphabet de l’Afrique de l’Ouest » est également auteur d’une encyclopédie des "Connaissances du monde". Dans les années 1950, Frédéric Bruly Bouabré, originaire de Lôkhada (traduit par Côte d’Ivoire par les français) décide d'inventer une écriture à partir d’une langue africaine. Pour créer son alphabet, il extrait de la langue bété 400 mots monosyllabiques et les représente sous forme de pictogrammes.


TRAORE Adama J– J,  Président de l’Association Kemetmaat
Présentation : Six mois après sa création, l’association culturelle Kemet Maat organise une conférence – débat  dans l’enceinte du GRTO (groupe de recherche sur la tradition orale) à Cocody sur le  thème  « Le rôle des langues nationales dans la renaissance Africaine, le cas de la Côte d’Ivoire ». Le conférencier est le Professeur Jérémie Kouadio Nguessan de l’Université de Cocody. Il s’agit de la première « sortie publique » de l’Association mais également de la première manifestation commémorative du cinquantenaire de  l’indépendance organisée en Lôkhoda (traduit par Côte d’Ivoire par les français). Devant une centaine d’invités ; enseignants, chercheurs, hommes et femmes de culture, le président de l’association, Jean – Jacques TRAORE prononce l’allocution d’ouverture. Il y rappelle les buts de l’association, le sens de sa dénomination, les raisons de la conférence et interpelle les autorités sur la place que devrait occuper nos langues nationales dans la vie sociale et en particulier dans l’enseignement.

L’éditeur



Mesdames, Messieurs les Ministres,
Messieurs le représentant du président de l’Assemblée Nationale ; Monsieur le député Diomandé Maméri,
Monsieur de Député de Cocody, Jacques Andoh
Mesdames et Messieurs, Les responsables de Associations,
Mesdames et Messieurs,

Au nom de l’Association KEMETMAAT, je voudrais vous remercier d’avoir répondu en grand nombre, et en qualité, à notre invitation, pour prendre part à cette conférence inaugurale en prélude au cinquantenaire de l’indépendance de la Côte d’Ivoire.

Mesdames et Messieurs,

Je voudrais avant tout propos, remercier le Professeur Zadi Zaourou, pour avoir accepté de nous faire l’honneur de présider cette conférence.

En portant notre choix sur votre personne, Professeur, nous avons voulu rendre hommage à l’un des plus grands intellectuels engagés de la Côte d’Ivoire indépendante.

Vous êtes en effet, de ceux qui n’ont jamais cessé de se battre pour l’affirmation de la côte d’Ivoire en tant que nation souveraine.

Professeur Zadi Zaourou, nous sommes reconnaissants de ce travail accompli et vous remercions encore de présider cette manifestation.
Mesdames et Messieurs, permettez-moi de présenter en deux mots, l’Association Kemet Maat, qui vous remercie infiniment d’être venus échanger avec elle, autour de préoccupations que nous croyons particulièrement importantes, en cette phase particulière de notre histoire nationale.
La dénomination Kemetmaat est composé de deux mots : KEMET et MAAT. Kemet est le nom par lequel, les KAMIT désignaient leur pays. Dans la langue des Kamit, Kemet signifiait « la civilisation noire », ou le « pays des Noirs ».
Les mots Egypte et Egyptien, sont des noms utilisés par les Grecs, en lieu et place, respectivement de kemet et kamit.MAAT est la déesse Kamit de la Vérité et de la Justice, représentée par une femme portant sur la tête, une plume d’autruche. Principe de toute chose, elle incarne l’équilibre cosmique, l’ordre universel. Toute nation doit être gouvernée selon Maat, comme tout homme doit agir selon maat.
La déesse Maat ; incarnation de la justice, de l'équité et de la vérité, elle est la norme qui régit l'ordre cosmique voulu par le démiurge lors de la création du monde. Son nom signifie précisément "justice ", "équité " et "vérité ". Maât est le principe qui équilibre le monde et qui permet aux dieux et aux hommes d'exister.

A travers l’appellation « Kemet Maat », nous marquons, d’une part – avec le mot Kemet-, notre volonté de redevenir notre propre centre en nous nommant nous-mêmes, et en gardant le lien avec nos ancêtres, et d’autre part- avec Maat-, en assumant notre héritage philosophique et spirituel.

Comme structure, Kemetmaat est une organisation à caractère culturel, régie par la loi de 1960, relative aux associations. Son but principal est de contribuer à la Renaissance Africaine, à travers notamment, la connaissance de notre véritable histoire et la valorisation des langues et des  cultures nationales, d’une façon générale.

Pour atteindre ce but, Kemetmaat s’appuie, d’une part, sur l’ensemble des instruments juridiques disponibles au niveau de l’ONU, de l’Unesco, de l’UA et de la République de Côte d’Ivoire.

La Charte de la Renaissance Culturelle Africaine de l’UA, signée le 24 janvier 2006 à Khartoum, au Soudan, demeure pour nous, incontestablement, l’instrument le plus important, relativement aux  questions précises de l’histoire et des langues nationales.

Pour Kemetmaat, la nécessité de connaître notre histoire et de développer nos langues nationales ne se discute plus, depuis la publication de « Nations Nègres et Culture », en 1954, par Cheick Anta Diop.
Quand un peuple a voulu en dominer un autre, ce qu’il a toujours fait, c’est de chercher à s’emparer de  l’esprit de celui-ci, ou à s’imposer à lui  en son esprit. La domination culturelle est la base de toute domination.

L’action de Kemet Maat vise à contribuer à une décolonisation de notre esprit et de notre génie qui, ainsi affranchis, pourraient mieux s’investir dans le développement  de nos cultures et nos langues.

Notre souci est de faire en sorte que, dans la pratique, les populations de notre pays, se réapproprient leurs langues et leurs cultures, sans être obligé de passer par une expression étrangère, pour vivre leur modernité.

Mesdames et Messieurs,
Au-delà de toutes les actions quotidiennes que conduit KemetMaat, le Cinquantenaire de l’indépendance, dont nous saluons l’initiative de l’organisation annoncée par le gouvernement,  nous offre l’occasion de faire l’état des lieux, 50 ans après l’accession de notre pays à la souveraineté. Où en sommes-nous ? Notre pays et son  peuple sont ils plus libres qu’avant ?  La Côte d’Ivoire dispose elle de moyen légitime de l’affirmation de sa souveraineté ? Qu’est-ce  afin que l’indépendance nationale ?
Pour nous, l’indépendance est certes politique et institutionnelle mais elle est aussi et surtout idéologique et culturel, économique et monétaire, énergétique et militaire.

Notre organisation entend s’interroger plus particulièrement sur la question de l’indépendance culturelle et idéologique qui est naturellement son domaine de prédilection, afin de mieux ouvrir les perspectives nouvelles pour notre renaissance. Pour répondre à toutes ces questions, Kemetmaat met en place un programme d’une année, qui s’étendra du 7 août 2009 au 7 août 2010, avec une série de conférences-débats, de colloques, d’ateliers, de caravanes et d’autres actions.
C’est donc en prélude à ce programme  que nous organisons, aujourd’hui, la présente conférence inaugurale, dont la pertinence du thème n’est plus à démontrer : « Le rôle des langues nationales dans la Renaissance africaine, le cas de la Côte D’Ivoire ».
Et c’est tout naturellement, que nous avons demandé au Professeur KOUADIO NGUESSAN Jérémie, dont nous laissons le soin au modérateur de présenter le brillant cursus de linguiste émérite, connu et reconnu de tous, de nous ouvrir le débat sur cette question fondamentale, un de ces nombreux défis existentiels, qui restent encore  hélas, à relever dans notre pays.

Notre objectif, en organisant cette conférence,  est de sensibiliser les autorités et les populations sur la place que devraient occuper nos langues  nationales dans notre société. Nous osons croire que la facilité avec laquelle nous renonçons  souvent à nos cultures et nos langues, n’est due qu’à notre ignorance des enjeux qui les impliquent, et  non à une option prise en bonne connaissance de cause. L’espoir reste toujours permis, à condition de nous donner les moyens de mobiliser autour de la même cause, toutes nos intelligences et nos volontés.

Dans cette perspective, KemetMaat compte, certes, sur l’engagement de ses membres, mais également, et d’une façon générale, sur toute personne physique ou morale soucieuse du devenir prospère des cultures et des langues de notre pays.

Nous nous félicitons de savoir que nous ne sommes pas seuls sur ce chemin, et remercions ceux de nos compatriotes qui sont sur la même voie, pour mener un de ces combats qui vaillent.

Mesdames et Messieurs,
Encore une fois, merci d’être présents. Merci de contribuer à rehausser la qualité des échanges.

Je vous remercie de votre attention !


Pr. KOUADIO N’GUESSAN Jérémie 
Professeur titulaire de lettre, Doyen de l’UFR Langues, Littératures et Civilisations à l’Université de Cocody-Abidjan. kouadinj@yahoo.fr

Présentation

L’auteur  montre que l’Afrique à besoin de la renaissance pour ce se relever. Cette renaissance ne ressemble pas à la renaissance européenne en ce qu’elle n’est pas continuité mais rupture, « révolution ». La langue constitue un des  instruments de libération de l’esprit. Au delà de l’aspect communicationnel, la langue est pour un peuple, la vie même de ce peuple, avec son passé, sa mémoire, bref sa culture. L’auteur propose trois tâches à réaliser pour faire de la langue un vecteur de la renaissance africaine ; la proclamation de l’origine commune des langues ivoiriennes, L’institution d’un jour ou d’une semaine  des langues et des peuples, la vulgarisation et la prise en charge collective des travaux scientifiques.

Le contexte

Avant de commencer, il ne paraît pas inutile de situer le contexte général où nous nous trouvons au moment  où nous nous posons la question du rôle des langues nationales dans la renaissance africaine. Voilà ce contexte présenté en quelques mots : nous sommes en 2009, c’est-à-dire au 21è siècle. Depuis au moins le milieu du 18 è siècle, même avant, toutes les connaissances acquises par l’intermédiaire de l’institution qui s’appelle « école » se font à travers quelques langues du monde que sont l’anglais, le français, l’arabe, l’espagnol, le mandarin, le japonais, le russe et quelques autres ; en gros une cinquantaine de langues sur les 6000 langues que compte le monde  (vous voyez que je n’ai cité aucune langue africaine); nous sommes en plein dans la mondialisation à propos de laquelle on utilise très souvent l’expression de « village planétaire », village dans lequel cependant  une partie du monde continue de dominer culturellement et économiquement l’autre partie, même si par la force des choses, certains peuples, naguère dominés, le sont moins aujourd’hui et deviennent eux aussi dominateurs. Pour l’Afrique, rien ne semble avoir changé, surtout pour l’Afrique Subsaharienne et les choses semblent plutôt aller de mal en pis. En effet la plupart des pays de cette partie de l’Afrique, pour ne pas dire la quasi totalité, sont affublés de qualificatifs qui sont autant de stigmates ; selon le temps qui fait on les a appelés pays sous-développés (PSD), puis pays en voie de développement (PVD), ensuite pays les moins avancés (PMA). A cette série de vocables-masques on vient d’ajouter un dernier avatar, PPTE (pays pauvres très endettés), sigle d’autant plus difficile à prononcer qu’il ne sent pas bon ! Mais il va falloir nous y habituer !
Voilà le contexte dans lequel a lieu notre causerie de cet après-midi.

Je voudrais à présent vous présenter une sorte de fil conducteur de ma réflexion, pour ne pas utiliser un grand mot comme « plan » :  après avoir dit ce que je pense du mot « renaissance », je tenterai de répondre aux trois questions suivantes :
-         Pourquoi l’Afrique a-t-elle un besoin urgent de renaissance ?
-         Pourquoi les langues nationales sont-elles des vecteurs primordiaux de cette renaissance
-         Enfin comment, pour ce qui est de notre pays, faire pour que nos langues redeviennent les instruments privilégiés de cette renaissance ?

Commençons par quelques commentaires sur le mot « renaissance ». D’abord est-ce que nous l’écrivons avec un R majuscule ou le contraire ? Si nous choisissons de l’écrire avec une majuscule, ce serait un clin d’œil à une période historique, qui n’a pas été nôtre, mais dont nous avons été d’abord des victimes collatérales avant d’en être les principales victimes (traire négrière et colonisation). Nous ferions alors allusion à ce vaste mouvement de renouvellement des idées qui naquit en Europe et a duré du XVIe à la fin du XIVe : période des « grandes découvertes »: ce sont les débuts du capitalisme, du nouvel esprit scientifique, de la réforme religieuse, toutes choses qui vont bouleverser l’Europe et le monde. Mais ce n’est pas de cette renaissance qu’il s’agit même si l’Afrique peut s’en inspirer, parce que la Renaissance italienne, d’abord, et française, ensuite, a été certes un puissant mouvement de renouvellement des idées et des arts, mais elle s’inscrivait dans une continuité de l’évolution naturelle de idées et des arts en Europe depuis l’Antiquité classique. Alors que chez nous, aujourd’hui, renaissance doit rimer avec révolution avec ce que cela suppose de rupture et de douloureux, mais salutaires, mis en cause. Nous écrirons donc le mot avec un r minuscule pour lui conserver ce côté dynamique et volontariste d’un processus à enclencher. Renaissance, c’est donc le substantif  issu de renaître et qui signifie régénération, le fait de revivre, de ne plus être en danger de mort. Renaître, c’est revenir à un état après avoir connu une situation, une condition comparable à la mort. Alors pourquoi l’Afrique doit-elle renaître ?

Je fais remarquer qu’il ne s’agit nullement d’une question nouvelle ; elle a été mille fois débattue par des intellectuels africains et d’autres et continue de l’être. Mais comme on dit chez nous , quand on a pas fini de marcher, on arrête pas de balancer les bras. Sans m’y étendre, je vais me contenter de rappeler quelques repères historiques et idéologiques pour éclairer la situation présente.  Dans le violent choc culturel et physique qu’a constitué la rencontre de l’Occident avec l’Afrique, cette dernière (l’Afrique noire surtout) a été tout de suite considérée comme un désert linguistique et culturel, sorte de condamnation originelle et préalable proférée par l’autre comme on jette un sort. Tout est parti de là et nous n’en avons pas fini avec les conséquences. Pour faire bref, La Culture et La Civilisation étaient l’apanage de l’Occident, l’Afrique, elle, devait accepter cette civilisation et cette culture et ce n’était pas à prendre ou à laisser ! La suite de ce marché inégal et cruel, on la connaît : par l’école, l’Europe impose ses langues, son mode de vie, son modèle de société. Dans la foulée, elle exporte massivement sa technologie dont la supériorité est incontestable. Ainsi sur les plans politique, social, culturel et psychologique, les langues de l’Europe, son modèle de civilisation deviennent les références pour les peuples africains. Dès lors, et depuis au moins trois siècles, les Africains sont ballotés entre un réel désir de fidélité aux cultures originelles et une non moins ardente envie d’épouser absolument la nouvelle culture imposée. Comme j’ai dit que je ne serai pas long sur ce chapitre, je m’en vais citer un passage du fameux discours que Nicolas Sarkozy a prononcé le 26 juillet 2007 à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar à destination de la jeunesse africaine. (bref commentaire) : « Les Européens sont venus en Afrique en conquérants. Ils ont pris la terre de vos ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues, les croyances, les coutumes de vos pères. Ils ont dit à vos pères ce qu’ils devaient penser, ce qu’ils devaient croire, ce qu’ils devaient faire. Ils ont coupé vos pères de leur passé, ils leur ont arraché leur âme et leurs racines. […]. Ils n’ont pas vu la profondeur et la richesse de l’âme africaine. Ils ont cru qu’ils étaient supérieurs […].
A partir de cette rencontre si bien résumée par le président français, digne héritier de la France impériale et colonialiste, l’Afrique perdit l’initiative de sa propre histoire, la maîtrise de son destin. De là est né un faisceau de complexes qui ont assailli et continuent d’assaillir l’ Africain. Citons en quelques uns :

-         Le complexe de l’histoire, consécutif à la confiscation de son histoire par les autres ;
-         Le complexe de la connaissance, consécutif à la confiscation de la connaissance par les autres ;
-         Le complexe de l’intelligence consécutif à la confiscation de l’intelligence par les mêmes autres ;
-         Le complexe de l’origine ;
-         Le complexe de la civilisation et de la culture : il s’agit de faire croire à l’Africain qu’il n’a généré aucune civilisation ou culture marquante ;
-         Le complexe de la religion : il s’agit de faire croire aux Africains que leurs religions ou traditions sont inférieures et néfastes et les amener à adopter les religions des dominants ;
-         Le complexe de la couleur : il s’agit de faire croire à l’Africain que la couleur « noire » de sa peau est la couleur de tous les malheurs ;
-         Le complexe de la langue : il s’agit de conduire l’Africain à accepter la thèse selon laquelle les langues africaines manifestent une grande faiblesse de l’esprit et sont inaptes à l’abstraction et inadaptées à l’enseignement.

Pour ce qui est du dernier « complexe », le complexe linguistique, voici ce que le linguiste Pierre Alexandre écrit à propos de la politique coloniale française en matière d’éducation et d’administration en Afrique (Pierre Alexandre (1967) : Langues et Langage en Afrique noire, Payot, Paris) : « Cette politique est facile à décrire : c’est celle de François 1er, de Richelieu et de Jules Ferry. Une seule langue est enseignée dans les écoles, admise dans les tribunaux, utilisée dans l’administration : le français tel que défini par les avis de l’Académie et les décrets du ministre de l’Instruction. Toutes les autres langues ne sont que folklore, tutu, panpan, obscurantisme, biniou et bourrée ; et ferments de désintégration de la République ».

Tout cela accumulé a constitué et constitue encore une lourde menace pour l’Afrique. Reprendre donc l’initiative de l’histoire par la réappropriation de la matière confisquée et la libération de l’Esprit emmailloté et incarcéré, tel est l’impérieux devoir qui incombe aux peuples africains et la tâche qu’ils doivent conduire afin d’accéder au statut de citoyen à part entière d’un monde en globalisation. En somme l’Afrique doit retrouver ce que Karl Marx, Lénine et Engels (dans la « Phénoménologie de l’Esprit ») ont appelé « la conscience de Soi en Soi pour Soi ». Et parmi les instruments de libération de l’esprit, se trouve en bonne place la langue. Ceci nous amène naturellement à notre deuxième question : pourquoi les langues nationales sont-elles des vecteurs primordiaux de cette renaissance ?
La réponse à cette question réside dans la réponse à cette autre : Qu’est-ce que c’est que la langue ?
La langue, pour parler comme les linguistes, « est un instrument de communication, un système de signes vocaux spécifiques aux membres d’une communauté ». Mais la langue est bien plus et ne peut pas être réduite à un code mécanique et désincarné ; elle est, pour un peuple, une ethnie, la vie même de ce peuple, de cette ethnie, avec son passé, ses sensibilités, ses pratiques particulières, sa mémoire collective, en un mot, sa culture. On ajoute même, et avec raison, que le langage affecte la cognition de façon déterminante. Ainsi, le cadre de la perception du monde de ce peuple, ses activités intellectuelles pour lire ce monde sont largement tributaires des structures de sa langue. Voilà pourquoi l’on entend souvent cette phrase en forme de sentence : « Perdre sa langue, pour un peuple, est une terrible aliénation »
Mais l’Afrique noire dans son ensemble, depuis sa rencontre brutale avec l’Occident, rencontre  dont j’ai parlé plus haut, vit sous « embargo linguistique ». Elle est ainsi privée pour l’essentiel de la jouissance pleine et entière de cet important patrimoine qui est relégué au rang de folklore. Dans ce domaine, comme dans d’autres, l’Afrique et les Africains semblent avoir perdu l’initiative de leur propre destin. 
Puisque aujourd’hui il est partout question de la renaissance de l’Afrique, nous voulons, à partir de l’exemple prototypique de la Côte d’Ivoire, montrer le rôle essentiel que pourraient jouer les langues nationale dans ce processus de renaissance. Nous répondrons principalement à la question : comment faire ? 

Mais avant, il nous faut déboulonner un certain nombre de vieux canards qui ont la vie dure et qui sont autant d’erreurs que de préjugés à l’encontre des langues africaines.

Premier canard à déboulonner : les langues africaines n’ont pas de grammaires ! De graves imbéciles parfois se considérant comme savants continuent à affirmer que ces « dialectes » n’ont pas de grammaire ! Vieille ignorance qui fait procéder les règles de fonctionnement d’une langue des règles de grammaire explicitées et écrites. Puisque les langues africaines ne sont pas écrites, donc elles n’ont pas de grammaire ! On peut se demander comment faisons-nous pour communiquer entre nous ! C’est à croire qu’à la place de têtes, nous avons de puissants ordinateurs, puisque aussi bien nous sommes capables de donner un sens à des mots et à des énoncés émis dans un désordre indescriptible ! Balivernes que tout cela!

Deuxième canard : en Afrique, il n’y a pas de langues, il n’y a que des dialectes : Affirmer cela c’est parler dans le vide, c’est proférer une hérésie et faire preuve d’inculture:  un dialecte est une variante régionale d’une langue, c’est tout. Si nous prenons l’exemple de la langue bété, les différents parlers de Gagnoa, de Soubré, ou de Daloa en sont des dialectes, c’est-à-dire des variantes régionales de la langue bété.

Troisième canard : les langues africaines sont pauvres et ne sont pas aptes à l’expression des idées scientifiques. Voilà un autre cliché qui a la vie dure et que même les Africains qui parlent pourtant ces langues ont intériorisé ! Les langues évoluent, mais n’évoluent pas seules et dans beaucoup de cas, l’homme a aidé la langue à évoluer. L’enrichissement de nos langues est donc nécessaire comme cela se passe pour toutes les langues du monde. Une langue, nous le savons, ne peut jamais exprimer, sans modification expresse, que le contexte dans lequel elle est utilisée. Quand ce contexte change, la langue s’adapte. Aujourd’hui par exemple, de nouveaux vocabulaires peuplent le français : informatique, robotique, télématique, etc., tous mots créés pour répondre aux nouveaux besoins pour le français de nommer de nouveaux concepts. Et cela est possible dans nos langues (cf. Annexe1).

Quatrième canard : les langues africaines n’ont pas de termes abstraits ou génériques. Or les mots ou les expressions de ce type abondent dans nos langues. Ce qui manque en général aux langues africaines, ce n’est pas le vocabulaire abstrait, mais le vocabulaire de l’abstraction et nous en sommes conscients. Un exemple à propos de l’opposition concret/abstrait : le cas de la comparaison de supériorité : le français dira : « X est plus beau que Y », dans la plupart des langues africaines la même idée se dit par l’expression « X est supérieur à Y en beauté ». Entre les deux expressions, la française est bien plus concrète. Un autre exemple à propos du générique : prenons la notion de « frère » ou de « sœur » : là où le français n’a pas de terme générique pour désigner seulement la relation entre deux individus sans précision de sexe, des langues comme le baoulé ou l’agni ont un terme générique qui est en baoulé niaan. Si je dois préciser le sexe, j’ajouterai bla ou yasua . Ce qui donnera niaan bla pour « sœur » et niaan yasua pour « frère ».

Cinquième canard : On dit également que les langues africaines sont simples. On part du postulat que, vu le niveau technique pas très élevé des peuples africains, les langues pour exprimer ces cultures ne peuvent être qu’élémentaires. En réalité, il n’y a pas de lien entre le niveau technique des populations et la structure des langues. Les langues de l’antiquité classique, grec et latin, de même que le russe moderne, ont une grammaire plus complexe que l’anglais et le français modernes. En Afrique centrale, à proximité de l’équateur, on trouve des langues de structures très simple comme le ngbaka, et des langues qui figurent parmi les plus complexes du monde comme le rwanda. En Côte d’Ivoire même, l’ega avec ses douze classes nominales fait partie également des langues complexes (cf Annexe 2).

Après avoir, je l’espère, aidé à déboulonner un certain nombre de vieux volatiles, il me reste  à lister les tâches qui doivent nous permettre de faire des langues nationales des vecteurs essentiels de la renaissance ivoirienne.

Première tâche : la proclamation de l’origine commune des langues ivoiriennes

On sait que les langues évoluent et changent dans l’espace et le temps. Une même langue peut au cours du temps se diversifier et donner naissance à plusieurs langues. Ainsi le latin en évoluant différemment suivant les régions a donné naissance aux langues romanes : italien, français, roumain, espagnol, catalan, portugais, etc. De même les langues germaniques (anglais, allemand, flamand, suédois, norvégien, danois, etc.) ont une origine commune. Les études linguistiques du 19e siècle ont permis de découvrir que de nombreuses langues d’Europe, d’Iran et d’Inde étaient apparentées et formaient une grande famille appelée « indo-européen » dont l’origine remonte à plus de 5000 ans et qui s’est subdivisée en plusieurs branches : slave, germanique, romane, celte, indo-iranien, grec, latin, etc. qui ont ensuite donné naissances à de nombreuses langues. De même en Afrique, des études linguistiques menées depuis un siècle ont permis de découvrir que toutes les langues d’Afrique appartiennent à quatre familles, le Khoi-san, l’Afro-asiatique, le Nilo-saharien et le Niger-Congo (cf. Annexe 3)

La plus importante de ces familles est le Niger-Congo  qui s’étend du Sénégal (wolof, peul, sérère…) au Zambèse (swahili, zoulou…). Elle se divise en plusieurs branches : Atlantique, Mandé, Kru, Kwa, Gur, Adamawa, Bantou. etc.
Quatre branches de cette famille sont représentées en Côte d’Ivoire (cf. Annexe 4). Ce sont :
La branche Gur
La branche Mande, divisé en mande-nord et mande-sur
La branche KRU
La branche KWA

Mais au delà de sa grande diversité apparente, la Côte d’Ivoire manifeste une unité d’origine de ses langues puisque, nous l’avons vu, elles appartiennent toutes à la famille Niger-Congo. Même si ces langues sont actuellement très différentes en surface, elles présentent de nombreuses affinités de structures et de vocabulaire qui résultent de leur origine commune. En outre, si le fait de savoir que toutes les langues de Côte d’Ivoire sont apparentées offre peu d’intérêt pratique, il n’est cependant pas indifférent du point de vue de la conscience nationale, car cette communauté d’origine des langues reflètent probablement une communauté d’origine des peuples et une fraternité ancrée très loin dans le temps. C’est ici que les résultats du travail des linguistes peuvent aider à consolider le sentiment d’appartenance à une même nation des peuples apparemment si divers. Je voudrais le dire haut et fort : après que, pendant des décennies, on a insisté lourdement sur la diversité linguistique et ethnique de notre pays, on devrait pouvoir aujourd’hui inverser les choses et, en tenant compte des résultats de la recherche, insister tout aussi lourdement, sans démagogie aucune, pour proclamer que tous les peuples qui habitent notre territoire (et même au-delà) sont des peuples cousins, parce que probablement d’origine commune.

Deuxième tâche : l’Etat doit instituer une journée ou une semaine des langues et des peuples de Côte d’Ivoire. Pourquoi ? Avec les événements survenus ces dernières années chez nous, nous avons l’impression que les peuples de Côte d’Ivoire vivent peut-être ensemble depuis des années, mais en réalité ne se connaissent pas. Ils ne sont pas nombreux les Ivoiriens qui sont capables de parler de la culture d’autres ethnies que de la leur sans tomber dans le superficiel si ce n’est la caricature stigmatisante. Cette journée ou cette semaine permettrait aux ethnies de Côte d’Ivoire de se découvrir mutuellement. Ce serait l’occasion de formidables échanges au cours desquels on ferait passer en priorité l’idée  d’une origine de ces peuples qui parlent des langues qui sont d’origines commune.

Troisième tâche : le travail entrepris par les instituts de recherche comme l’ILA ou le GRTO doit bénéficier du soutien de l’Etat, car il est temps que ces travaux sortent du domaine de la clandestinité pour une prise en charge collective de notre patrimoine linguistique et culturel commun.
On doit encourager l’alphabétisation dans les langues pour que l’on produise dans ces langues de la littérature et des textes scientifiques.
Au bout de tout cela, le peuple de Côte d’Ivoire devrait se retrouver et engager un vrai débat sur le devenir de ses langues et trouver les modalités de les préserver. Il n’est pas exclu que lorsque toutes les ethnies de Côte d’Ivoire se connaîtront mieux et s’apprécieront, et qu’elles auront la conviction d’appartenir à la même nation en construction, elles règleront de façon consensuelle la question de la ou des langue(s) à promouvoir pour en faire un ou des moyen(s) plénier(s) de son développement social, économique, politique et culturel en complémentarité avec le français.

Conclusion

Après avoir soulevé quelques problèmes pour nourrir le débat, je voudrais conclure en citant ces paroles de notre regretté Professeur Joseph Ki-Zerbo à propos des langues nationales : « Pour repenser l’Etat à partir de la nature plurinationale des sociétés, écrit-il, il faudrait à mon avis, revenir à l’alphabétisation et à la scolarisation dans les langues maternelles africaines. Cela donnerait place à l’identité de chacun ». Plus loin il poursuit « On appelle nos pays des pays francophones, anglophones ou lusophones malgré le fait que jusqu’à 70 ou 80% des populations ne parlent pas ces langues. 80% de la population sénégalaise parle le wolof. Pourtant on ne dit pas que le Sénégal est wolofophone mais francophone.[…]. Le problème des langues est fondamental parce qu’il touche à l’identité des peuples. Et l’identité est nécessaire pour le développement comme pour la démocratie. Les langues touchent aussi à la culture, aux problèmes de la nation, à la capacité d’imaginer, à la créativité. Quand on répète dans une langue qui n’est pas originellement la sienne, on a une expression mécanique et mimétique de soi, sauf exceptions, (mais gouverne-t-on pour les exceptions ?). On ne fait qu’imiter. Alors que quand on s’exprime dans la langue maternelle, l’imagination est libérée. » Et j’ajoute  pour conclure définitivement cette fois-ci: chaque culture a le droit d’échapper au regard homicide et cannibale des cultures de proie ; mais elle a également le devoir de jeter des ponts qui la délivrent du ghetto et du froid de la mort. La promotion des langues  africaines constitue un de ces ponts.

                                                      Je vous remercie

1)    Références bibliographiques :

KI-ZERBO Joseph, A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holensten,Editions d’en bas, l’Aube, Eburnie, Ganndal, Jamana, Presses universitaires d’Afrique, Ruisseaux d’Afrique & Sankofa et Gurli, 2003,
TERA Kalilou et Touré Siaka, Propositions pour la création d’un vocabulaire 
scientifique en jula, ACCT, ILA, 1983
GASSAMA Makhily, L’Afrique répond à Nicolas Sakozy. Contre le discours de Dakar, Philippe Rey,2008.


2)    Annexes :

Annexe 1 : L’enrichissement des langues africaines: exemple du dioula. Comment procède-t-on?

a)     Premièrement : on puise, dans le stock lexical disponible un mot pour désigner l’objet ou le concept en question ;
b)    Deuxièmement : quand on n’a pas trouvé un mot qui convienne, on en crée un qui respecte de toute façon la structure de la langue
c)     Troisièmement : on emprunte (si c’est nécessaire) le terme à la langue de départ quitte à le plier au phonétisme de la langue d’accueil.

Les différents procédés :
a)     La composition :
Le dioula, comme d’ailleurs toutes les langues ivoiriennes, offre une gamme variée de possibilités de combinaisons :

Nom + Nom     ®     Nom, Ex. :  nEgE + so = cheval-fer = bicyclette
Nom + Verbe   ®     Nom, Ex: mOgO + faga = personne-tuer = meurtre
Verbe + Nom   ®     Nom   Ex. : karan + mOgO= enseigner+personne= enseignant
Nom + Adjectif  ® Nom   Ex. : lO-jan = arrêt-long = longeur
Syntagme postpositionnel + Nom ® Nom, Ex. : ji!  +  kan + ku!run = eau + sur + véhicule = barque
Syntagme pospositionnel + Verbe ® Nom, Ex. : ji! + ka!n + ta!gama = eau + sur + voyager = navigation

Verbe + Syntagme postpositionnel ® Nom, Ex : kEÚ + nÚ  + yErE + ye = faire + soi + même + pour = secteur privé

Verbe + verbe + Nom, Ex. :doÚmi  + ka + faÚ= manger + et + rassasier = autosuffisance alimentaire
Etc.



b) La dérivation :

Le dioula utilise également différents procédés de dérivation en utilisant un nombre significatif de suffixes ou de préfixes. J’ai dénombré onze (11) suffixes et quatre (4) préfixes. Mais il doit y en avoir plus.
Ex. : -nan : il s’affixe à un numéral pour donner un nom exprimant ou le rang ou la fraction :

saÚbanan :  troisième
taÚla sabanan :  le tiers

c)La réduplication :

A ces procédés dérivatifs, on peut ajouter un autre procédé très productif, c’est la réduplication qu’utilisent d’ailleurs la plupart des langues africaines :
Ex. : diÙgidigi = masser, de diÚgi = exercer une pression

d)    Les idéophones
Etc.

Annexe 2 : L’utilisation des tons à fonction grammaticale :

Par exemple, c’est une commutation de ce type qui apparaît lorsqu’on rapproche deux phrases bambara telles que :

----------·-------------------------
--·-------------·------·-----------
------------------------------------
--------------------------------·---
 a        ja       ci       ku       nu                  « il l’a envoyé hier »

----------·--------------------------
--·-------------------·--------------
-----------------·-------------------
--------------------------------·----
  a        ja       ci      ku        nu                  « il l’a brisé hier »

Cette commutation présente en effet les caractéristiques suivantes :

-         dans le contexte envisagé, la commutation entre ci « envoyer » et ci « briser » fait apparaître de façon stable (et en particulier, indépendamment du phénomène intonatif) une différence de hauteur ;

-         le nombre de hauteurs tonales opposables dans ce contexte est strictement limité, révélant ainsi le caractère discret des unités mises en jeu ; précisément, quel que soit le verbe bambara monosyllabique qui prenne dans ce contexte la place de ci « envoyer » ou de ci « briser », on obtiendra nécessairement, ou bien le même contour tonal qu’avec « envoyer » (ainsi avec f¡ « dire », to « laisser », etc.), ou bien le même qu’avec « briser » (ainsi avec ta « prendre », ko « laver », etc.) ;

-         enfin, en reprenant dans d’autres contextes ces mêmes commutations, on constate que de manière générale la commutation entre ci « envoyer » et ci « briser » détermine régulièrement une différence de hauteur ou de contour tonal – même si cette différence n’est pas toujours identique à celle observée dans le premier contexte considéré ; par exemple :

----------·-------·------·-----------
--·-----------------------------------
---------------------------------·---
------------------------------------       
  a       ma       ci       ku       nu                   « on ne l’a pas envoyé hier »


----------·--------------------------
--·---------------------·------------
-----------------·-------------------
--------------------------------·----
  a        ma       ci      ku        nu                   « on ne l’a brisé hier »

Ainsi donc le ton a une valeur lexicale et grammaticale.


Annexe 3 : Les quatre familles linguistiques africaines


carte 2




Annexe 4 :














                                                                                                                                             

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